José María Sert (1874-1945), le titan à l’œuvre

1093253-jose-maria-sert-le-titan-a-l-oeuvre-1874-1945En consacrant une exposition monographique au peintre catalan, espagnol et parisien José María Sert, le Petit Palais a brillamment relevé un double défi : d’abord, intéresser le public à une figure glorifiée en son temps – essentiellement celui de l’entre-deux-guerres – par une société cosmopolite riche et mondaine puis tombé dans l’ostracisme et le mépris à cause tout autant de son adhésion au franquisme que de la nature même de son œuvre, totalement décorative. Et là résidait la seconde difficulté : faire comprendre, dans le cadre d’une exposition temporaire, habituée aux œuvres « accrochables », ce qu’étaient ces grands décorations monumentaux couvrant des salons particuliers ou des salons d’hôtel, des voûtes et des parois d’églises ou d’institutions internationales. Il est vrai que les vastes salles d’expositions du Petit Palais forment un cadre idéal mais le mérite de cette démonstration parfaitement réussie revient aux deux commissaires de l’exposition, Pilar Sáez Lacave, historienne de l’art qui a fait sa thèse de doctorat sur le peintre, et Susana Gállego Cuesta, conservatrice du patrimoine au Petit Palais. À l’intérieur d’un parcours chronologique, ryhtmé par l’étude de ses grands projets, on a même pu reconstituer une réalisation complète (à l’exception du plafond disparu) : l’extravagant, théatral, truculent et exotique décor conçu dans l’immédiat après-guerre (1917-1919) pour la salle-à-manger d’Arthur Capel, l’officier britannique amant de Coco Chanel (maintenant au Museo Reina Sofia, Madrid). Après la mort accidentelle de Capel en 1919, il fut acquis par Robert de Rothschild qui l’installa dans son château de Laversine (Oise) où Sert réussit à le préserver pendant la seconde guerre mondiale. Le visiteur entre dans une pièce dont la structure a disparu, dont les limites sont les gratte-ciels de New York, une ville fortifiée espagnole ou un paysage exotique oriental. Lié au thème des continents, l’iconographie des saisons, soulignée par le mouvement des nuages, se concentre sur les scènes de premier plan, mises en scène théatrales où s’impose son extraordinaire dynamisme, avec ses personnages aux gestes emphatiques sans cesse en mouvement. Devant l’Automne – à l’antipode du décor de Sorolla à l’Hispanic Society – on pense à Rubens, devant l’Afrique aux Tiepolo et devant l’Asie aux cartons de tapisserie de Boucher. Œuvre de la maturité, elle révèle son riche travail des couleurs, bien caractéristiques dans les tonalités violacées, acides ou grises du goût de l’époque, et qui vont disparaître de son œuvre dominée dès les années trente par une quasi monochromie, celle du bistre, relevé par l’usage de fonds métalliques, étain ou or, qui créent la lumière. Autres témoins du goût de ces années là, les grands paravents, celui de la reine Victoria Eugenia (Palais du Pardo, Madrid) ou celui de Coco Chanel, montrent que la richesse d’imagination de ce grand mondain est ancrée dans les scènes populaires, dans ce vieux filon du costumbrismo qui n’a pas encore alors dit son dernier mot en Espagne. La scène centrale du paravent de la reine, avec l’équilibriste portant les figures volant dans l’espace, ne peut que faire penser au Goya des Caprices tandis que l’on retrouve le Goya des cartons de tapisserie dans les esquisses des décors pour le salon de M. et Mme R. à Paris. Ces thèmes du théatre, du cirque, de la danse étaient chers à Sert, à sa première épouse Misia ( sur laquelle vient de s’ouvrir une exposition au musée d’Orsay) et évidemment à leur ami Diaghilev : comme Picasso, comme Dalí, il participa à plusieurs projets, jamais réalisés, de décors de ballets, évoqués ici par quelques maquettes. Plus encore que Michel-Ange avec le tombeau de Jules II, Sert a supporté tout au long de sa vie le drame d’une œuvre qui n’en finissait pas d’être réalisée, qui était abandonnée, reprise et pire même détruite par la guerre. Goya avait connu le même sort avec ses décors des églises d’Aragon détruites par les guerres napoléoniennes. Avant de s’intéresser à l’œuvre de sa vie, le décor de la cathédrale de Vic (Barcelone), il faut s’arrêter devant la très émouvante maquette du décor de la chapelle de la famille d’Albe dans le palais Liria de Madrid. Conçu en 1931, il était détruit en 1936 par la Guerre civile. Devant cette Vierge des désemparés et ces scènes maritimes, dont on voudrait mieux connaître l’iconographie, on pense tout autant aux peintres du Siècle d’or espagnol qu’au livret de l’opéra Christophe Colomb écrit en 1927 par son ami Claudel. Vic a donc été le point de départ de cette carrière totalement consacrée au grand décor. Revenu d’Assise avec la volonté de faire lui aussi un grand décor d’église, le peintre obtient en 1906 de l’évêque de Vic la commande d’un décor pour sa cathédrale. L’esquisse de l’apothéose de Saint François (coll. Arturo Ramon, Barcelone), très remarquée au Salon d’Automne de 1907, mêle une une facture symboliste aux couleurs chaudes du baroque. Abandonné par la guerre et par la mort de l’évêque, le projet est repris en 1924 grâce au soutien financier de Francesc Cambó et put être mené à bien grâce à l’extraordinaire méthode appliquée dans son atelier. Réalisées à Paris, les toiles qui couvraient les lunettes et l’entrée des chapelles latérales reçurent un accueil enthousiaste lors de leur exposition au Jeu de Paume en 1926, la dernière exposition parisienne de l’œuvre de Sert… Si le thème du « monde bienheureux » est resté le même, la puissance dramatique, qui rappelle Tintoret, soulignée par la monochromie, est bien plus forte que dans le premier projet. N’en reste, après la destruction tragique de la cathédrale, que la maquette de présentation (Museu Nacional d’Art de Catalunya) remarquablement mise en scène à Paris. Cette destruction et les massacres qui l’entourèrent firent passer Sert dans le camp franquiste. Il accepta en 1941 la commande d’un nouveau décor (in situ, représenté dans l’exposition par deux esquisses du Calvaire et quelques photographies), accompagnant la reconstruction symbolique de l’édifice, qu’on acheva de mettre en place quelques jours avant son décès. Le sentiment tragique de la mort qui domine toute l’iconographie est amplifié par l’approche beaucoup plus monumentale, sculpturale et statique des groupes de personnages, toujours nombreux mais organisés de manière plus géométrique, plus compacte. Cette évolution vers une massivité plus solennelle se sentait déjà dans ses grandes commandes publiques, tels la salle des Conseils du Palais des Nations à Genève (1936), et son décor du RCA Building de New York pour Nelson Rockfeller (1933-1940). Une activité aussi « titanesque », tant dans le nombre de commandes que dans la prouesse physique et matérielle imposée par la réalisation et la mise en place physique de ces décors, n’était possible qu’avec une organisation rigoureuse, inventive, et le soutien d’un atelier. À côté de la présentation des esquisses et maquettes, témoins de son style et de son œuvre, la grande réussite de l’exposition est d’avoir décortiqué, expliqué, exposé les ingénieux processus de fabrication utilisés par Sert, dont ces esquisses et maquettes ne sont que la partie la plus traditionnelle : un riche fond de photographies ( venant surtout de la Galerie Michèle Chomette) explique l’utilisation de modèles vivants que Sert place dans les positions dynamiques et difficiles à tenir de sa composition finale, qu’il photographie, met au carreau pour que l’atelier les agrandisse ensuite sur la toile aux dimensions finales. Il utilisa aussi des santons mais ce sont les mannequins articulés qui lui permirent les poses les plus audacieuses. Ces « secrets de fabrication », allant de l’esquisse soigneusement dessinée de l’artiste aux maquettes et photos sont particulièrement bien démontrés pour ses Élégies du peuple basque (1932) dans l’église du couvent de San Telmo ( Saint-Sébastien) transformée en musée. Dans le sillage de la première rétrospective de 1987 à Madrid et Barcelone, qui n’avait guère eu de retentissement en France, l’exposition du Petit Palais, rigoureusement bâtie, reposant sur un matériel très riche, devrait permettre de rendre à José María Sert, précurseur par exemple de l’œuvre tant admirée du mexicain Diego Rivera, la place qu’il mérite dans l’histoire de la création artistique pendant la première moitié du XXe siècle et de faire comprendre au public français le dynamisme international qu’il a contribué à donner à notre capitale à cette époque. Ajoutons encore que le catalogue, qui bénéficie d’une belle édition dont Sert aurait apprécié le raffinement discret, présente, dans un nombre peut-être trop grand de petits chapitres, une approche synthétique globale de la vie et de l’œuvre de l’artiste, précisée dans une très riche chronologie à la fin du volume.

Véronique Gerard Powell

 

José María Sert (1874-1945), le titan à l’œuvre, 8 mars-5 août 2012, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Paris-Musées.

Catalogue (39 euros) :

Éditeur : Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris / Paris musées

Nb. de pages : 272

Illustrations couleurs : 190

Format : 25.5×30.5 cm

Couverture : Brochée

Langue : Français

ISBN : 978-2-7596-0184-4

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