« Le sommeil de la raison engendre des monstres »
Resisting the present
Musée d’art moderne de la ville de Paris
9 mars – 8 juin 2012
On a presque envie de dire que les Mexicains ont dit leur haine et leur amour aux gringos, dans leur langue, pour faciliter la compréhension, pour être plus percutants; pour leur dire, aussi, à quel point eux ont assimilé cette identité nord-américaine complexe. Ainsi, à propos de la signification du choix de l’anglais pour le titre de l’exposition, l’artiste Bayrol Jiménez reconnaît: « [qu’il ne s’est] pas posé la question, tout est en anglais aujourd’hui, ce n’est une langue étrangère pour personne »1. Gageons que l’emploi de l’anglais est bien le résultat de cette assimilation et non celui d’une forme de prolifération des titres anglais qui chapeautent les expositions d’art contemporain.
Le titre nous plonge de front dans une tension: celle de la résistance bien sûr, et, par là même, de la violence du présent mexicain. Cela se confirme au seuil même de l’exposition: la partie supérieure du porche d’entrée de l’ancienne salle d’honneur du musée est perforée dans toute sa largeur par des impacts de balles qui ont traversé la cloison, le public pouvant ainsi passer sous un nouveau crible – celui de l’inscription «50 000 USD» que dessinent les perforations –, la frise monumentale de Raoul Dufy, La fée électrique. L’oeuvre intitulée No hay artista que resista un canonazo de 50 000 dolares [Il n’est pas d’artiste qui résiste à un coup de canon de 50 000 dollars] (2011-2012) a été conçue par le collectif Tercerunquinto.
Vingt-quatre artistes mexicains ont participé à cet acte collectif de résistance, et tous sont issus d’univers très différents (arts visuels, cinéma, documentaire, etc.), ils sont nés pour la plupart après 1975 et sont actifs au Mexique depuis les années 2000. Réunis par les commissaires Angeline Scherf et Angeles Alonso Espinosa, ces artistes, à quelque exception près, forment une génération particulièrement marquée par le contexte social, politique et économique sombre de son pays.
Passé le seuil de l’exposition, l’espace se nimbe de volatiles noirs, arrimés au sol par des blocs de roche, provenant d’un immeuble qui s’est effondré devant la maison de l’artiste. Le mouvement est immobilisé, comme retenu. Cette inertie menaçante on l’avait déjà un peu vécue – outre dans Les Oiseaux d’Hitchcock –, avec les trente mille papillons en papier noir épinglés par Carlos Morales au aux arcades de la cour d’honneur du lycée Jacques-Decour lors de la dernière Nuit blanche parisienne (Black cloud, 2007).
Les comètes, comme on dit en espagnol2, d’utilisation plutôt ludique aujourd’hui, sont emblématiques de la culture mexicaine ; désormais contraintes de faire du sur place, elles ne sont pas sans rappeler le cerf-volant noir qu’utilisaient les rebelles, lors de la guerre d’Indépendance du Mexique, pour signaler leur lieu de réunion. Arturo Hernández Alcazar, qui habituellement occupe et transforme l’espace public avec des installations in-situ, envahit aujourd’hui le MAM avec ce vol statique de comètes en « or noir », symbole de « l’exploitation, de la domination et de la colonisation » précise l’artiste dans une salve de paroles3.
L’ambiance est inquiétante et chaleureuse à la fois. Malgré le mauvais augure que laisse présager ce nuage d’oiseaux noirs, une musique, plutôt entrainante, rythmée, passe en boucle, et nous gonfle les poumons de joie.
On passe – dépasse – l’inertie volatile et se casse le nez sur un mur de briques (El Castillo de Jorge Méndez Blake, 2008). On pense immédiatement à l’installation You had no ninth of may ! (2009) de Julieta Aranda exposée au pavillon latino-américain l’année dernière à la biennale de Venise. Mais le mur est plus haut, rectiligne, plus écrasant et révèle bientôt un défaut, un affaissement, dû à la présence d’un livre solitaire, Le château de Kafka, qu’il écrase en se déformant. D’ailleurs, l’oeuvre est vectrice d’une idée radicalement différente de You had no ninth of may !, celle de la pression qu’exercent les institutions sur l’individu. Derrière, appuyée sur le mur d’exposition, se cache une Petite lamentation (2008), délicate figurine en céramique blanche représentant un homme isolé dissimulant son visage sous son avant-bras.
Non loin de cette lamentation, sur le même mur, le dessin de Bayrol Jimenez, inspiré de l’imagerie populaire, envahit la cimaise qu’il déborde pour recouvrir le sol et les murs. En rouge, un peu comme une sinopia, apparaissent les symboles du pouvoir, de l’argent, de la mort et de la violence ; sont représentés des corps fragmentés, des squelettes, des armes, des gens qui se cachent derrière des masques, des sourires grimaçants ou encore des carcasses d’automobiles.
Les différents personnages et objets, dont l’échelle de représentation est variable, saturent les feuilles de papiers mises bout à bout ; on pense à un collage aux allures de rébus. Avec Maldito [Maudit], Bayrol Jimenez donne l’impression qu’il a laissé libre cours à son imagination – comme les Surréalistes pouvaient le faire avec le dessin automatique –, sans s’imposer aucune limite pour dénoncer les travers de la société mexicaine. Le mot robar [voler] inscrit et répété en rouge, sur le sol, témoigne d’une indignation, de l’accusation du pouvoir politique, de celui de l’argent, et même de l’Eglise.
La musique s’illustre: une foule de morts défile en chantant la poignante Llorona [La pleureuse] jouée par des mariachis. C’est la bande son de La Marche des Morts (2011) dirigée par Alejandro Jodorowky, pour qui cette marche « n’est pas un acte politique, mais un acte poétique» comme il le déclame à la foule des cadavres. « Un acte de Psychomagie [comme celui-là] soigne le vide d’une douleur qui n’est pas exprimée », précise l’artiste4. Jodorowsky expie une douleur que tous les Mexicains portent en eux en faisant défiler des centaines de « morts » dans les rues de Mexico D.F. à dessein d’éveiller les consciences.
À la cohésion sociale et à la manifestation pacifique, succède la destruction potentielle, latente – l’effacement – de quelques deux cents livres issus de la bibliothèque de Ricardo Mestre, militant anarchiste espagnol exilé au Mexique. Recouverts de papier de verre noir par Juan Pablo Macías, on imagine que si ces livres de la Biblioteca de anarquismo y anarquistas se glissent dans une autre bibliothèque, ils effaceront et endommageront les livres adjacents si quelqu’un les consulte.
L’effacement potentiel conduit à la disparition effective: une série de cent dessins au graphite de portraits d’enfants disparus (Niño perdido, 2005-2009, de Ilán Lieberman) que le spectateur est invité à scruter à la loupe, précède le film de Nicolás Pereda, Entrevista con la Tierra. Le film raconte l’histoire de David, un jeune garçon d’un village amérindien qui a perdu un ami très cher suite à une chute accidentelle. Le réalisateur en vient à froisser impudemment la sensibilité de cet enfant, bouscule le deuil intime, pour comprendre, compatir… L’enjeu de cette incursion aux confins de la vie et de la mort est délicat à cerner, sauf à considérer qu’elle révèle un trait culturel propre au Mexique : la porosité de la frontière entre ces deux mondes.
Si certains artistes dénoncent et proposent leur philosophie de vie avec humour (Fabulas Pánicas de Jodorowsky, 1967-1973), d’autres, avec un ton plus grave, réactivent leur patrimoine par un acte de récupération du passé en se saisissant de vestiges précortésiens (Between you and the image of you that reaches me, 2010).
Les préoccupations écologiques ne sont pas en reste: I-Machinarius (2008) de Marcela Armas, artiste connue pour concevoir des machines expérimentales, a choisi de présenter ici un dispositif, somme toute simple, mais plutôt efficace : des roues dentées entrainent une chaîne qui dessine la carte inversée du Mexique. Le lubrifiant qui permet l’incessant travail de cette machine blessée est du pétrole brut, il coule indéfiniment vers la frontière des États-Unis. Laissant le pays exsangue.
L’exposition laisse la part belle au document. En témoignent les nombreux travaux d’artistes privilégiant l’approche documentaire. S’agirait-il ici d’une volonté de contextualisation de la part des commissaires? En choisissant de recouvrir le mur d’archives photographiques du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), toutes réunies et agencées par Diego Berruecos, l’artiste documente l’histoire du parti et « son impact sur le paysage culturel, l’architecture et la mémoire collective ». Puis, dans une salle étriquée, à l’atmosphère oppressante, Gianfranco Rosi présente le documentaire El sicario, room 164: un tueur à gages, toujours en cavale, témoigne, le visage voilé d’un drap noir et en illustrant ses propos de petits croquis schématiques, de sa vie, devenue un véritable calvaire depuis son enrôlement comme sicario jusqu’à sa fuite.
Il n’y a certes pas d’art mexicain pas plus qu’il n’y a d’art français ou américain, mais la plupart des œuvres exposées ont une identité clairement mexicaine de par leur contenu et de par leur revendication. Mais on ne saurait s’y méprendre : si le phénomène des narcos est indissociable du Mexique d’aujourd’hui, les problèmes de frontières, d’écologie, de disparus, de capitalisme, de corruption sont le propre de nos sociétés, et s’étendent, si besoin est de le rappeler, au-delà des frontières mexicaines.
Toutes ces œuvres semblent relever davantage de l’art politique que de l’art engagé, qui tend à changer le monde et est capable de s’insérer dans des conflits qui dépasseraient le strict corpus esthétique de l’art. Ici, le discours – très souvent littéral – tient plus de l’indignation, de la contestation ou de la dénonciation. L’exposition permet de dresser une cartographie des maux dont souffre le Mexique depuis une vingtaine d’années. Elle traduit l’inquiétude des artistes sur l’avenir de la société. Resisting the present est, pour reprendre les mots de la co-commissaire Angeline Scherf : « Une exposition qui n’est pas pessimiste, mais de l’ordre du combat, de la résistance, du mémorial: une mise en éveil de la conscience, pour affronter et sortir de la crise »5.
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