L’Espagne entre deux siècles, de Zuloaga à Picasso, Paris, musée de l’Orangerie, 7octobre 2011- 9 janvier 2012, Musées d’Orsay et de l’Orangerie, Fundación Mapfre (commissaires Marie-Paul Vial et Pablo Jimenez Burillo, catalogue avec essais par Marie-Paul Vial, Pablo Jiménez Burillo, Dominique Lobstein, Annabelle Mathias (catalogue sommaire des peintures espagnoles du musée d’Orsay), Snoeck ,35 euros.
Une soixantaine de toiles espagnoles, sorties de musées et collections français et espagnols, offre un panorama de la création picturale espagnole entre 1890-1914, à une époque où Paris, avec ses artistes et ses mouvements stylistiques, ses lieux d’exposition et ses marchands, était une étape privilégiée dans le cosmopolitisme naissant des peintres ibériques. C’est une période sur laquelle les espagnols, notamment l’un des commissaires de cette exposition, Pablo Jiménez Burillo, ont récemment beaucoup travaillé. Depuis la grand messe espagnole de 1987, on a pu en découvrir plusieurs aspects en France: en 1994, l’exposition qu’avait organisée le musée de Castres s’intéressait à une période légèrement décalée, 1874-1906, de Fortuny à Picasso. Le choix varié des œuvres et le catalogue nous avaient beaucoup appris sur l’activité picturale, extrèmement diverse, qui touche alors toute la péninsule, de Grenade à la Galice. En 2001, l’exposition Paris-Barcelone, de Gaudí à Miró, avait analysé l’impact de la créativité parisienne sur la vitalité exceptionnelle dela Catalogne, de Casas à Nonell et Picasso. En 2010, la collection Pérez Simón, exposée au Musée Jacquemart-André offrait plusieurs exemples de haute qualité de cette époque.
Une nouvelle exposition, avec un regard d’ensemble, potentiellement riche d’œuvres nouvelles, permettant d’exposer plusieurs des œuvres méconnues conservées au musée d’Orsay, est la bienvenue. Le fonds espagnol du musée d’Orsay, souvent relégué dans les réserves ou dans les musées de province, est, pour l’essentiel, formé des acquisitions que fit Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg à l’époque que couvre l’exposition : restauré, l’imposant retour de la pêche (1894, Orsay), l’une des premières œuvres que Sorolla exposa à Paris, a retrouvé la fraiche clarté de ses couleurs qui souligne le dessin ferme des hommes et des boeufs au travail. Castres, sanctuaire français de la peinture espagnole, a reçu La cour des Orangers de Rusiñol d’une légèreté toute musicale. Des prêts espagnols généreux permettent de voir ou de revoir des fleurons de cette période : le portrait d’Anne de Noailles (Museo de Bellas Artes, Bilbao) nous rappelle l’élégance fluide et l’audace des couleurs que Zuloaga apporta à la peinture de la mondanité parisienne ; La Sieste ou L’Instantané (Museo Sorolla, Madrid) démontrent les audaces de composition de Sorolla et son traitement unique de la couleur de l’air ; les toiles venues du MNAC de Barcelone mettent en valeur le traitement si sensible de l’intimité domestique propre à Santiago Rusiñol et à Ramón Casas. À cela s’ajoutent quelques heureuses découvertes : le symbolisme d’Adrià Gual dans La Rosée (MNAC), l’inventivité du jeune Romero de Torres ( À l’amie, coll. Masaveu, Oviedo) avant qu’il ne se consacre exclusivement à la beauté cordouane, une nature morte du très jeune Miró (col.part.)…La Catalogne a la meilleure part – avec la cruelle absence de María Blanchard – et l’on échangerait volontiers un ou deux Sunyer ou Raurich pour un paysage d’Aureliano de Beruete ! Et si l’on comprend la présence du jeune Miró, pourquoi donc un Dalí, non daté, de jeunesse certes mais plus que probablement peint après 1914 ?
Si l’on en croit les essais d’introduction du catalogue et quelques panneaux explicatifs, l’exposition a un fil directeur : l’Espagne noire et l’Espagne blanche, les Zuloaga noirs et les Sorolla lumineux. L’argument, loin d’être neuf, a un avantage : il permet de placer tous les Zuloaga acquis à l’époque par Bénédite, la Naine, Les Deux cousines de l’artiste dont on ne retiendra que le sourire moustachu, l’Anachorète , comme si Zuloaga anticipaient les poncifs sur l’Espagne chers aux français. Mais cet argument est, d’abord, très mal soutenu par un accrochage confus, lourd, où la seule belle idée est le voisinage d’un patio grenadin de Sorolla et du patio sevillan de Rusiñol qui supporte très bien la confrontation. L’autre jardin de Rusiñol, La Glorieta d’Aranjuez (Orsay), ayant été peint à l’automne semble ipso facto relégué avec la peinture noire. La pierre d’achoppement est surtout que cet argument est éculé et nécessite pour le moins une révision complète que l’exposition n’apporte pas. Il repose sur les thèmes picturaux de Dario de Regoyos dans les années 1885-1886, transcris en poèmes et gravures en 1889 (España negra) après son voyage en Espagne en compagnie de Verhaeren. Mais les paysages de l’artiste présentées ici – le viaduc de Ormáiztegui (coll.part) aux accents whistlériens – tous bien postérieurs à cette époque ne relèvent en rien de la peinture noire ! L’une des premières raisons pour laquelle l’argument doit être révisé est son aspect partiel et partial. Il déforme deux des grandes thématiques picturales de l’école, le costumbrisme, la peinture des coutumes hispaniques, et la peinture sociale, peinture du peuple espagnol dans sa dignité de travailleur, dans sa condition sociale et dans ses luttes qui peuvent certes être interprétées dans une clef noire ou une clef blanche mais qui les dépassent. Le tableau de grand format du Retour de la pêche est d’abord une peinture sociale qui joint la première thématique du jeune Sorolla – la peinture sociale – à son intérêt grandissant pour la lumière méditerranéenne. Les deux superbes portraits de gitanes d’Isidre Nonell sont regretablement isolés alors qu’ils sont issus du même intérêt barcelonais pour les types urbains que la Madeleine de Casas (Montserrat) ou la magnifique et contemporaine Buveuse d’absinthe de Picasso (coll.part.). Celles-ci reflètent évidemment la manière dont certains œuvres de Manet, Degas ou Toulouse Lautrec ont pu conforter les jeunes espagnols dans leur approche picturale et thématique. L’une des tentations du visiteur parisien –sera s’assurer que les espagnols ne sont pas aussi bons que les « impressionnistes français ». Nullement mis en garde contre cette approche anachronique, il ne verra peut-être pas que ces peintres ont surtout regardé les symbolistes (Anglada Camarasa, Mir ), les fauves (Sorolla, le jeune Miró) voir même Cézanne et Matisse (Sunyer).
Le catalogue aurait pu pallier à la confusion de l’accrochage mais sa seule contribution scientifique, incomplète et partielle, est l’étude de la présence espagnole à Paris. Le reste n’est hélas qu’une vision superficielle et fourre-tout – avec la grosse erreur d’un voyage de Delacroix en Espagne alors qu’il ne fit, depuis le Maroc, qu’une incursion de quelques jours en Andalousie, en mai 1832 – faisant sauter le lecteur de Théophile Gautier (1840) à Zuloaga, en passant par un Greco réduit à être le « maillon fondamental du lignage noir de la peinture espagnole ». Des œuvres exposées et de leurs auteurs, le lecteur ne saura quasiment rien : les reproductions, accompagnées en tout et pour tout d’une légende purement technique, sont de très mauvaise qualité, pliées à l’envie par une mise en page facile. A la fin de l’ouvrage , on a fourré un vague catalogue plus que sommaire des peintures espagnoles appartenant au musée d’Orsay.
On quitte donc l’Orangerie avec le sentiment d’avoir vu une exposition baclée, qui ne renouvelle en rien la question et qui risque, malgré la présence de quelques très belles œuvres, de conforter les poncifs habituels sur cette période que caractérisent pourtant les recherches stylistiques inlassables de deux générations d’artiste, regardant à la fois leurs vieux maîtres espagnols et toute la créativié européenne.
Véronique Gerard Powell
Je vous rejoins sur les critiques que vous faites à cette exposition qui m’a plus que déçue: elle m’a véritablement mise hors de moi. Comment peut-on à ce point bafouer cette période de l’art espagnol? Et la présenter de façon si, il manque par ailleurs beaucoup d’information pour comprendre la période.
Cette exposition n’a-t-elle pas été conçue un peu trop à la hâte pour pallier l’annulation de l’exposition prévue, celle-ci plus à l’avance, sur l’oeuvre de Frida Kahlo?
Il n’est pas fait mention de deux artistes importants de cette époque à Barcelone: Joaquin Torres-Garcia et Rafael Barradas. Je ne comprendre pas pourquoi aucune oeuvre de ces deux artistes n’est exposée. Ces derniers ont été très influencés par le cubisme, et Barradas plus encore par le futurisme, sans parler de l’importance de Puvis de Chavanne pour les fameuses peintures murales de T-G a la Generalitat de Catalonia.
Deux artistes qui, en revanche, avaient bien leur place dans l’exposition Barcelone et la modernité au Metropolitan Museum de New York, sachant très bien que celle-ci recouvrait un espace-temps plus important. Torres-Garcia a été actif à Barcelone entre 1910 et 1914, même avant. Quant à Barradas, il est vrai qu’il arrivé après 1914. Pourquoi donc ne pas avoir présenté une ou deux oeuvres de Torres-Garcia?